Maitre Abdelhaq Bolgot : «En allégeant le régime répressif, le risque est de fragiliser la confiance attachée au chèque»
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Le gouvernement vient d’adopter le projet de loi n°71.24 réformant en profondeur le régime du chèque. Cette réforme, très attendue, introduit de nouvelles dispositions qui privilégient la régularisation des incidents de paiement à la sanction pénale. Objectif : désengorger les tribunaux et favoriser le règlement à l’amiable. Mais derrière cette volonté d’assouplir le cadre légal, une question essentielle se pose : le chèque conservera-t-il sa valeur symbolique et sa force contraignante dans les affaires ? Eclairages de Maitre Abdelhaq Bolgot, Avocat agréé près la cour de Cassation de Casablanca.
Challenge : Quels sont les principaux changements introduits par le projet de loi n° 71.24 ? Quelles sont, selon vous, les innovations majeures de cette réforme, tant sur le plan juridique que pratique ?
Maitre Abdelhaq Bolgot : Le projet de loi n° 71.24 réforme en profondeur le régime juridique du chèque au Maroc, en modifiant plusieurs articles du Code de commerce : La première nouveauté concerne le rôle actif de la banque tirée. Celle-ci doit dans un délai de deux jours à compter du refus de paiement pour défaut de provision, enjoindre au titulaire du compte de restituer à tous les établissements bancaires dont il est client les formules de chèques en sa possession et en celle de ses mandataires, et prouver l’envoi de cette injonction. Le titulaire est ensuite interdit d’émettre des chèques pendant cinq ans, au lieu de dix ans actuellement, sauf pour les chèques certifiés ou ceux destinés au retrait de fonds.
Sur le plan pénal, le projet opère une distinction entre deux catégories d’infractions, alors que l’article 316 prévoit une peine unique d’emprisonnement de un à cinq ans et une amende de 2000 à 10000 DH, quel que soit le type d’infraction. Le projet de loi différencie désormais :
• les infractions simples (absence ou insuffisance de provision), punies de six mois à deux ans de prison et d’une amende de 5 000 à 20 000 DH ;
• les infractions frauduleuses (falsification, usage de faux, ou chèque remis à titre de garantie), punies de un à trois ans de prison et d’une amende de 20000 à 50000 DH.
• Par ailleurs, l’émission d’un chèque entre conjoints, ascendants ou descendants du premier degré n’est pas considérée comme une infraction pénale. Le PL a ainsi exclu ces relations familiales directes du champ de la responsabilité pénale, et cette exemption s’applique également au conjoint pendant les quatre années suivant la dissolution du mariage.
• Le texte prévoit que le paiement du chèque ou le désistement de la plainte met fin aux poursuites pénales, moyennant le versement au Trésor d’une amende de 2 % du montant du chèque au lieu de 25 % auparavant. Si ce paiement intervient après une condamnation définitive, il met fin à l’exécution de la peine.
Enfin, avant toute poursuite, le Parquet doit accorder au tireur un délai de 30 jours pour régulariser, délai pouvant être prolongé pour une durée identique ou plus avec l’accord du bénéficiaire.
Challenge : Le gouvernement présente ce texte comme une réforme d’apaisement, destinée à offrir une seconde chance aux émetteurs de chèques en difficulté. Qu’en pensez-vous ?
A.B. : Oui, cette réforme permettra effectivement de donner une seconde chance aux émetteurs de chèques en difficulté. Il faut rappeler que, selon Bank Al-Maghrib, entre 2022 et fin juin 2025, 180.223 incidents de chèques sans provision ont donné lieu à 76 936 poursuites, dont 58 710 personnes ont été placées en détention. Ces chiffres traduisent l’ampleur du phénomène et montrent qu’un grand nombre de personnes se retrouvent exclues du système bancaire et économique.
La réforme vise donc à réintégrer ces personnes dans le circuit légal, en leur permettant de régulariser leur situation et de retrouver le droit d’émettre des chèques, après paiement et mise en conformité. C’est une mesure d’apaisement qui favorise la régularisation plutôt que la sanction.
Cependant, cette orientation soulève une question essentielle : celle de la crédibilité du chèque en tant qu’instrument de paiement à vue. En allégeant le régime répressif, le risque est de fragiliser la confiance attachée au chèque, qui repose précisément sur la certitude de son paiement immédiat. La réforme devra donc trouver un équilibre entre la seconde chance accordée aux émetteurs et la protection des bénéficiaires pour préserver la sécurité des transactions.
Challenge : L’amende proportionnelle, jadis fixée à 25 % du montant du chèque sans provision, a été ramenée à 2 %. Une réduction spectaculaire, censée encourager la régularisation. Selon vous, quel effet cela aurait-il réellement en pratique ?
A.B. : La réduction de l’amende proportionnelle de 25 % à 2 % du montant du chèque sans provision aura sans doute un effet concret et immédiat sur le taux de régularisation. En abaissant le coût de la mise en conformité, la réforme rend la régularisation plus accessible.
Concrètement, cette mesure devrait inciter davantage d’émetteurs à régler leurs chèques impayés pour retrouver leur droit d’émettre de nouveaux chèques et réintégrer le circuit bancaire. Elle contribuera aussi à désengorger les tribunaux, puisque la régularisation spontanée évitera le déclenchement de poursuites pénales.
Cependant, cette réduction massive du taux de l’amende pourrait aussi avoir un effet pervers : en rendant la sanction financière beaucoup plus légère, elle risque de banaliser le manquement et d’affaiblir le caractère dissuasif du dispositif. Certains émetteurs pourraient être tentés de prendre le risque d’émettre des chèques sans provision, sachant que la régularisation leur coûterait désormais très peu, d’autant plus que le projet de loi ne prévoit pas une amende plus importante en cas de récidive.
En pratique, cette mesure sera donc efficace à court terme pour favoriser la régularisation et alléger la pression judiciaire, mais son succès à long terme dépendra de la capacité des autorités à maintenir la crédibilité du chèque et à surveiller les comportements récurrents des contrevenants pour éviter tout abus.
Challenge : Pendant des décennies, le chèque a été perçu comme un engagement fort, un instrument de paiement sûr. Avec cette réforme, conserve-t-il encore cette force juridique et morale ? Ou assiste-t-on à une forme de « banalisation » du chèque face aux autres moyens de paiement électroniques ?
A.B. : Pendant longtemps, le chèque a été perçu comme un engagement fort, garantissant au bénéficiaire un paiement immédiat et certain. Il incarnait à la fois la confiance et
la rigueur, car son émission engageait la responsabilité personnelle du tireur.
Or, avec le projet de loi n° 71.24, cette force juridique et morale risque de s’atténuer. Le texte diminue les peines d’emprisonnement pour émission de chèque sans provision et autorise désormais le Parquet à accorder au tireur un délai de 30 jours pour régulariser sa situation, délai pouvant être prolongé avec l’accord du bénéficiaire.
Dans les faits, le bénéficiaire ne recourt au dépôt de plainte que lorsqu’il n’a plus réellement d’autre choix. Après le refus de paiement auprès de la banque, il tente souvent un règlement à l’amiable directement avec le tireur. Ce n’est qu’en dernier recours qu’il saisit la voie pénale, lorsqu’il constate que la voie civile ne lui apportera rien faute de biens saisissables ou d’autres comptes bancaires au nom du tireur.
De plus, la non-détention du tireur ainsi que la possibilité d’être exempté de peine d’emprisonnement après paiement, même post-jugement, rallongent considérablement les délais. Entre le dépôt de la plainte et son traitement par le Parquet, puis les 30 jours supplémentaires accordés pour la régularisation, sans compter la durée de la procédure judiciaire, le chèque, censé être un paiement à vue, devient en pratique un paiement à terme… voire un crédit déguisé !
Ainsi, sans faire totalement disparaître la valeur juridique du chèque, cette réforme en affaiblit nettement la portée morale et la fonction de garantie immédiate. Le chèque n’apparaît plus comme un instrument de paiement sûr et instantané, mais comme un engagement souple et différé, bien éloigné de sa vocation initiale.
Challenge : Si la réforme prône la souplesse, elle maintient néanmoins certaines sanctions dans les cas les plus graves. Quels mécanismes demeurent pour protéger les bénéficiaires ? Et quelles pistes d’amélioration proposeriez-vous pour équilibrer la logique de confiance et celle de responsabilité ?
A.B. : La réforme prône davantage de souplesse et de régularisation, mais elle ne supprime pas toute sanction. Certains mécanismes demeurent pour protéger les bénéficiaires et préserver la crédibilité du chèque.
Ainsi, le projet de loi maintient la sanction pénale pour le chèque sans provision, sauf en cas de paiement ou de régularisation par le tireur dans les délais prévus. Cette sanction conserve un rôle dissuasif et vise à responsabiliser les émetteurs de chèques, tout en leur offrant la possibilité de régulariser leur situation avant toute condamnation.
Parallèlement, la réforme renforce les sanctions pour les infractions plus graves, telles que la falsification, la contrefaçon, l’usage de faux ou encore la remise d’un chèque à titre de garantie. Ces comportements sont désormais punis de peines d’emprisonnement allant d’un à trois ans et d’amendes de 20 000 à 50 000 DH, alors qu’actuellement une peine unique d’un à cinq ans et de 2 000 à 10 000 DH est prévue, quel que soit le type d’infraction. Cette distinction marque une volonté claire de proportionner la répression à la gravité des faits.
La loi maintient aussi la responsabilité des établissements bancaires, tenus d’agir dès le premier incident. La banque tirée doit notifier le refus de paiement dans un délai de deux jours, enjoindre le titulaire à restituer ses formules de chèques et apporter la preuve de cet envoi, afin d’éviter la répétition des incidents.
Pour renforcer davantage la protection des bénéficiaires, plusieurs pistes d’amélioration peuvent être envisagées. Il serait opportun de prévoir une amende plus élevée en cas de récidive, d’accélérer le traitement des plaintes pour réduire les délais entre l’incident et la décision judiciaire, et de développer des mécanismes de médiation bancaire afin d’encourager le règlement amiable avant le recours aux tribunaux.
Ces ajustements contribueraient à préserver un équilibre entre la logique de confiance, qui favorise la régularisation, et la logique de responsabilité, indispensable pour garantir la sécurité et la crédibilité du chèque comme instrument de paiement à vue.
Son parcours
Fort d’un parcours jalonné d’expériences dans les plus prestigieux cabinets du Maroc, Me Abdelhaq Bolgot a forgé sa rigueur et son exigence auprès de figures emblématiques du barreau telles que Me Jean-Paul Razon, Me Azzedine Kettani et feu le Bâtonnier Me Ouadghiri. En 1991, il fonde son propre cabinet, marqué dès ses débuts par une approche fondée sur la précision juridique, la défense stratégique et l’accompagnement sur mesure de ses clients. Depuis plus de trois décennies, il intervient en conseil comme en contentieux pour des acteurs de premier plan du secteur public et privé, dans des domaines variés.
Son actu
Le projet de loi n°71.24, récemment adopté par le gouvernement, rebat les cartes du régime juridique du chèque au Maroc. Objectif affiché : désengorger les tribunaux et encourager la régularisation à l’amiable plutôt que la sanction pénale.
Mais cette évolution, présentée comme pragmatique, suscite un vif débat dans les milieux juridiques et économiques. Car en réduisant drastiquement les amendes et en assouplissant les procédures, la réforme pourrait, selon certains, fragiliser la confiance qui faisait du chèque un instrument de paiement crédible et dissuasif.
2025-10-29 10:12:24
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