Le Maroc mise sur la souveraineté industrielle et l’intelligence artificielle pour conquérir les marchés
Une souveraineté stratégique, pas un repli protectionniste
Cette ambition de maîtrise des chaînes de valeur structure désormais le discours des hommes d’affaires marocains. «La souveraineté industrielle, ce n’est pas se renfermer sur soi-même», martèle Mohamed Bachiri, directeur général de Renault Group Maroc et président du Groupe Maroc Industries-CGEM. «C’est notre capacité en tant que pays à prendre des décisions stratégiques sur notre industrie sur le long terme, sans influence». L’exemple chinois illustre parfaitement ce pouvoir d’agir : Pékin a assis son autonomie sur sa capacité à décider souverainement de sa stratégie concernant les terres rares et les composants électroniques. Pour le Maroc, cette souveraineté doit désormais s’étendre au numérique.
Sabrina Agresti-Roubache, ancienne ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur français et co-fondatrice d’Oréus.ai, ne mâche pas ses mots : dans des secteurs stratégiques comme la défense ou la sécurité, sans infrastructure souveraine de calcul, «ça sert strictement à rien de parler d’intelligence artificielle». Son consortium, soutenu par un investissement émirati de 800 millions d’euros, déploiera en janvier prochain un supercalculateur de 8.500 GPU à Grenoble. Une puissance considérable qui contraste avec les 200.000 GPU d’Elon Musk, mais qui représente une rupture technologique pour l’Europe et potentiellement pour le Maroc, identifié comme «cible stratégique» par Oréus pour ses futurs déploiements.
Le partenariat public-privé, clé de voûte de la formation
La souveraineté ne se décrète pas, elle se construit. Et pour Mohamed Bachiri, tout commence par la formation. En 2007, lors du démarrage de l’usine Renault de Tanger, il impose un modèle révolutionnaire à l’État marocain : «Je lui ai dit : vous construisez l’institut de formation, vous le mettez à notre disposition, mais c’est nous qui devons le gérer». Ce système de gestion déléguée, l’un des premiers partenariats public-privé (PPP) du Royaume, a permis à l’Institut de Formation aux métiers de l’industrie automobile (IFMIA) de réaliser trois millions d’heures de formation depuis 2011, dont un tiers destiné aux équipementiers de l’écosystème. Le résultat ? L’usine a démarré dans les délais, avec du personnel formé selon les standards internationaux et les besoins réels du secteur.
«On ne peut pas définir des programmes de formation sans la validation du secteur privé», insiste le dirigeant industriel. «On ne peut pas acheter de moyens pédagogiques qui coûtent des fortunes sans que le secteur donne son avis». Un constat qui vaut aussi pour l’aéronautique, où l’ISMALA (Institut supérieur des métiers de l’aéronautique et de la logistique aéroportuaire) fonctionne selon le même principe.
Mehdi Tazi, vice-président général de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), rappelle l’urgence démographique qui sous-tend cette transformation : «L’âge moyen de la population est de 29 ans quand en moyenne en Europe il est de 42 ans.» Ce dividende démographique, le Maroc doit en profiter avant 2038, date à laquelle la tendance s’inversera.
Anticiper l’Industrie 4.0 plutôt que de subir la disruption
Pourtant, un obstacle majeur subsiste : le cadre réglementaire. «La loi sur la formation continue date des années 1970, ça fait 50 ans», déplore Mohamed Bachiri. «On ne peut pas travailler avec des textes qui ont 50 ans. Le monde a changé plusieurs fois.» Une rigidité qui contraste avec la vitesse d’évolution des technologies et des métiers. Pour contourner cette inertie, le dirigeant a mis en place une approche proactive à Tanger : un groupe de travail composé de jeunes ingénieurs ayant trois ans d’expérience a identifié les lacunes de leur propre formation. Leurs recommandations ont servi de base à la création d’un master «Automobile 4.0» couvrant l’électrification, la navigation autonome et la robotisation. «Il faut se projeter dans le futur», résume-t-il. «Répondre aux besoins actuels, c’est bien, mais ce qui est très important, c’est demain et après-demain».
Cette anticipation doit commencer dès le plus jeune âge, estime Sabrina Agresti-Roubache. «Aux Émirats, dès la dernière année de maternelle, il y a des cours d’intelligence artificielle», révèle-t-elle. «On doit s’appuyer sur l’IA comme une aide à la décision, une accélération et un moyen d’émancipation». L’enjeu est tangible. Mohamed Bachiri cite deux applications concrètes dans ses usines : l’efficacité énergétique, où des capteurs couplés à l’IA optimisent la consommation (qui représente 20% du coût global d’un produit), et la logistique, où «l’ingénierie des flux» permet de réduire drastiquement les stocks et d’améliorer la traçabilité en temps réel.
Le «dirigeant-chercheur», nouveau paradigme du leadership
Cette transformation industrielle exige une révolution culturelle au sommet. Alexandre Guillard, directeur de recherche à l’ESSEC Executive Paris, théorise le concept de «dirigeant-chercheur» : un leader capable d’apprendre en permanence et de transformer les problèmes en opportunités d’innovation. Il distingue cinq qualités essentielles : l’humilité, pour contrer le «syndrome de la pyramide de l’ignorance» ; l’observation, inspirée du cercle de Taiichi Ōno chez Toyota ; le questionnement constant plutôt que les solutions toutes faites ; l’acceptation de «la brutalité des faits» ; et enfin, la capacité à installer un système d’apprentissage à l’échelle de toute l’organisation.
Anwar Radi incarne cette philosophie. Après avoir longtemps pratiqué le «one man show», le fondateur d’ENOSIS a radicalement changé de posture grâce au programme Elite de la bourse de casablanca. «J’ai dû travailler sur mon ego, dépersonnaliser l’entreprise et m’entourer de gens plus intelligents que moi», reconnaît-il. Résultat : en cinq ans, de 2019 à 2024, son chiffre d’affaires a quintuplé, passant de 300 à 1,5 milliard de dirhams dans la détergence, avec un taux de croissance annuel de 40%. «Ce qui m’a permis d’évoluer dans ma carrière, c’est cette capacité mentale à me remettre en cause chaque jour», confirme Mohamed Bachiri. Une humilité que partage Omar Benbada, qui a découvert lors de son parcours de recherche que l’expérience terrain devait être enrichie par la conceptualisation théorique.
Des campus territoriaux pour fertiliser l’innovation
Pour structurer cette dynamique d’apprentissage, Sabrina Agresti-Roubache défend le concept de «campus territoriaux», des écosystèmes physiques réunissant centres d’innovation, universités, investisseurs privés et entreprises. À Marseille, l’Euroméditerranée a investi plus de 20 millions d’euros dans ce modèle devenu référence européenne. «Ces campus permettent à des mondes qui ne se rencontreraient pas autrement de collaborer», explique l’ancienne ministre. «Le public doit impulser, mais ne doit pas financer les dépenses, le fonctionnement». Un équilibre fragile mais rentable, qui pourrait être dupliqué au Maroc, où Oréus envisage de déployer sa technologie.
La pression est d’autant plus forte que la structure économique marocaine évolue rapidement. Mehdi Tazi projette qu’en vingt ans, l’agriculture passera de 28% à moins de 10% des emplois, tandis que les services bondiront à 70% et l’industrie se stabilisera autour de 15%. «Dans le service, il y a beaucoup de choses à faire», note-t-il, citant le tourisme et «tous les métiers autour du digital, de la tech, de l’IA».
Un chemin tracé, des obstacles persistants
L’ambition est clairement affichée. La part de l’industrie dans le PIB marocain est passée de 16% en 2000 à 26% aujourd’hui, portée par l’automobile et l’aéronautique. «Le Maroc est qualifié pour jouer en Champions League», se félicite Mohamed Bachiri. Mais les défis restent nombreux. Le taux d’activité des femmes, tombé de 30 à 19% en quinze ans, prive le pays d’un formidable potentiel. La gestion des déchets industriels et le recyclage, essentiels pour une économie circulaire, demeurent insuffisamment développés. Les flux logistiques, malgré des progrès, nécessitent encore «énormément de travail», selon le dirigeant de Renault Maroc. Surtout, l’enjeu énergétique demeure crucial : avec un coût représentant 20% du prix de revient industriel, l’efficacité énergétique devient un avantage compétitif majeur. Le Maroc, qui mise sur les énergies renouvelables, doit désormais développer «une expertise locale autour de l’innovation sur l’efficacité énergétique», insiste Mohamed Bachiri.
Dans cette course à la compétitivité, le Royaume dispose d’atouts considérables : une population jeune, une position géographique stratégique, des écosystèmes industriels établis et une volonté politique affirmée. Reste à transformer ces potentiels en réalité opérationnelle, en conjuguant souveraineté technologique, excellence de la formation et révolution managériale. Le pari est ambitieux, mais les intervenants de cette conférence-débat en sont convaincus : le Maroc a toutes les cartes en main pour devenir un hub industriel et technologique de premier plan. À condition de jouer la bonne stratégie.
2025-11-03 16:51:00
lematin.ma



