Imane Messaoudi-Mattei: «Les tensions les plus fortes se jouent souvent dans les territoires ruraux»
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En marge du Congrès Mondial de l’Eau, Imane Messaoudi-Mattei, Géographe, Agronome et Chercheuse à l’Institut des Sciences de l’Environnement (Université de Genève) et au Geneva Water Hub, a répondu aux questions de Challenge sur les nouveautés de l’édition de Marrakech et leurs implications pour l’avenir de ce forum.
Challenge : Depuis son lancement en 1973 à Chicago par l’Association internationale des ressources en eau (IWRA) jusqu’à l’actuelle et dix-neuvième édition à Marrakech, le Congrès mondial de l’eau s’est-il adapté aux évolutions intervenues durant cette intervalle du temps ?
Imane Messaoudi-Mattei : Le congrès n’a pas seulement changé de format au fil des décennies, il a changé de nature. Dans les années 1970, il s’agissait avant tout d’un espace d’ingénieurs et de planificateurs, où la priorité était l’aménagement, l’irrigation et la maîtrise des ressources. En 2025, et cela se voit très clairement ici à Marrakech, le débat s’est déplacé vers une lecture beaucoup plus complexe des systèmes hydriques.
Ce qui frappe cette année, c’est l’intégration explicite de dimensions longtemps marginalisées. Les discussions sur les nappes phréatiques, sur les inégalités d’accès, sur le nexus eau–énergie–alimentation, ou encore sur la justice hydrique montrent que le congrès reconnaît désormais que les solutions ne peuvent plus être uniquement techniques. Les sessions sur la digitalisation, les contaminants émergents ou les nouveaux modèles de financement cohabitent avec des panels sur les savoirs locaux, la participation ou la diplomatie de l’eau.
Cette évolution rejoint aussi ce que nous portons au Geneva Water Hub, où la diplomatie scientifique et la notion de water for peace sont pensées comme des composantes essentielles de la résilience hydrique. Cela traduit une évolution réelle du champ, où sciences sociales, ingénierie et santé publique dialoguent enfin, parfois difficilement, mais de manière assumée.
Le fait que cette édition se tient au Maroc n’est pas anodin. Le pays est à la fois exemplaire et vulnérable : pressions climatiques extrêmes, pression agricole sur les nappes, croissance urbaine accélérée, et en même temps une volonté affichée d’innovation, qu’il s’agisse de dessalement, de réutilisation ou de monitoring intelligent. Cela oblige le congrès à se confronter à la réalité concrète des territoires : là où les choix hydriques sont aussi des choix sociaux et politiques.
Challenge : A travers ce type de rencontres, ressentez-vous une prise de conscience chez les États et les décideurs quant au besoin de refondation des modes de gestion dans ce secteur ?
I.M.M. : Ce qui ressort très nettement à Marrakech, c’est que la simple amélioration des systèmes existants ne suffit plus. La prise de conscience est réelle, même si elle demeure hétérogène. Certains pays arrivent avec des stratégies déjà structurées, qu’il s’agisse d’intégrer le nexus eau–énergie–alimentation, d’investir dans la réutilisation, de réformer la gouvernance multi-niveaux ou d’ouvrir davantage d’espaces de participation locale. D’autres fonctionnent encore dans une logique d’urgence ou misent essentiellement sur la modernisation technique.
L’IWRA joue ici un rôle central, non pas en dictant une vision, mais en créant un lieu où les modèles s’affrontent, où les limites des approches exclusivement technologiques deviennent visibles, et où l’importance des institutions, des rapports de pouvoir et des choix sociaux apparaît de manière plus nette. Ce type de forum est d’ailleurs essentiel pour renforcer les passerelles science–policy, un aspect crucial pour une gouvernance capable d’éviter l’escalade des tensions liées à l’eau.
Ce qui est vraiment nouveau cette année, c’est la reconnaissance par les décideurs que la gestion de l’eau n’est plus une affaire d’infrastructures seulement, mais une question de résilience territoriale, d’équité et parfois même de cohésion nationale. Les discussions sur les inégalités d’accès, les droits humains, les usages agricoles et urbains ou encore les nappes transfrontalières montrent que les États commencent à accepter que la gouvernance doit changer d’échelle et de nature.
Il faut toutefois rester lucide: autour de la table, certains acteurs manquent encore. Les premiers concernés – les usagers, les communautés locales, les petits agriculteurs, les habitants des marges rurales ou des quartiers périphériques – ne sont pas toujours représentés, alors même que ce sont eux qui vivent au quotidien les effets des pénuries, des arbitrages et des réformes. Leur absence crée un angle mort que les États reconnaissent de plus en plus, mais sans toujours parvenir à l’intégrer pleinement dans les dispositifs de décision.
Challenge : Dans le cas du Maroc, qui fait face à l’une des périodes de sécheresse les plus longues des dernières décennies, comment évaluez-vous la pertinence des mesures mises en œuvre pour en atténuer l’acuité ?
I.M.M. : Le Maroc affronte aujourd’hui une situation hydrique qui cumule les effets du changement climatique, des dynamiques agricoles intensives, de la croissance urbaine et de la pression sur les nappes. Face à cela, les mesures engagées révèlent les tensions d’un modèle qui doit évoluer en profondeur.
Sur le volet de l’offre, l’accélération des projets de dessalement, de transfert interbassins et de réutilisation des eaux usées traduit une volonté de sécuriser l’alimentation en eau potable et de réduire la dépendance aux pluies. Ce sont des investissements lourds, techniquement ambitieux, qui témoignent d’une stratégie assumée de diversification des sources. Pour les villes comme Casablanca, Agadir ou bientôt Marrakech, ces solutions permettront de stabiliser l’accès à l’eau potable dans les années à venir.
Mais ces grandes infrastructures ne peuvent pas, à elles seules, résoudre les déséquilibres structurels. Les tensions les plus fortes se jouent souvent dans les territoires ruraux, là où les nappes sont cruciales pour les agricultures familiales et où les forages privés se multiplient depuis des années. J’ai pu l’observer dans mes propres travaux : la gestion de l’eau ne peut réussir que si elle intègre les réalités sociales, foncières et économiques de ces territoires.
Le Maroc avance donc aujourd’hui sur deux plans qui ne progressent pas au même rythme. Il y a, d’une part, la modernisation technologique, visible, rapide, mobilisatrice, avec le dessalement, la réutilisation ou le suivi numérique des ressources. Et il y a, d’autre part, un travail beaucoup plus délicat : celui qui touche aux institutions, aux règles d’usage, aux inégalités foncières, aux arbitrages entre agriculture et ville, aux rapports de pouvoir au sein même des territoires. C’est ce second chantier qui conditionne réellement la durabilité des réponses.
Challenge : En plus de ce travail, sur quel autre aspect les pouvoirs publics doivent-ils se pencher à l’avenir ?
I.M.M. : L’impact des mesures actuelles restera limité tant que les dynamiques sociales et économiques locales ne seront pas pleinement prises en compte. Dans les plaines irriguées comme dans les marges rurales, les petits et moyens agriculteurs demeurent les grands absents de nombreuses discussions, alors qu’ils sont au centre du système hydrique. Si leurs contraintes, leurs savoir-faire et leurs marges de manœuvre ne sont pas intégrés à la décision, les règles, même bien pensées, peinent à s’ancrer dans la réalité.
Une gestion durable de la sécheresse ne peut pas être seulement conçue depuis le haut. Elle suppose un effort de négociation, de reconnaissance et de partage, où chacun a une place autour de la table. C’est là que se joue, au fond, la résilience hydrique du pays.
2025-12-11 12:00:00
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