Badr Bellaj: «l’absence de proportionnalité risque d’étouffer l’innovation financière au Maroc»
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Le Maroc franchit une étape décisive en dévoilant un projet de loi encadrant l’émission, l’achat, la vente et l’échange de crypto-actifs. Inspiré du règlement européen MiCA, ce texte, encore en consultation publique, marque la fin d’une longue période d’ambiguïté réglementaire. Mais derrière cette avancée historique, plusieurs choix techniques – classification restrictive, exclusion des stablecoins, absence de sandbox, manque de granularité – pourraient freiner l’innovation. Dans cet entretien, Badr Bellaj décrypte avec précision les forces et faiblesses du projet.
Challenge : Le projet de loi marocain s’inspire largement du règlement européen MiCA, tout en restant beaucoup plus concis. Concrètement, qu’est-ce que cette “version marocaine” change par rapport à MiCA ?
Badr Bellaj : Le texte marocain emprunte effectivement l’architecture générale de MiCA, mais introduit des divergences majeures. La plus importante est la classification restrictive des crypto-actifs. Le Maroc a choisi d’exclure une catégorie pourtant centrale dans MiCA : les EMT (Electronic Money Tokens). Concrètement, cela signifie qu’un stablecoin adossé à une monnaie fiduciaire – comme un dollar numérique ou un euro numérique – ne pourra ni être émis, ni utilisé comme moyen de paiement sur le territoire. C’est un choix stratégique qui limite fortement les usages possibles et qui s’écarte de la vision européenne.
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Le projet marocain ne traite pas non plus la self-custody, c’est-à-dire les portefeuilles privés. Toute la logique du texte repose sur les prestataires de services (PSC), mais il ne dit rien sur l’usage des wallets non-custodial, pourtant utilisés massivement par le public. Cette omission crée un flou juridique pour toute personne souhaitant envoyer ou recevoir des actifs vers un wallet privé.
Autre différence significative : l’absence de proportionnalité. Le texte impose les mêmes obligations à une start-up lançant un petit jeton utilitaire qu’à une multinationale portant un projet majeur. Là où MiCA distingue clairement les petits émetteurs et introduit des seuils, le projet marocain applique un cadre uniforme qui, selon moi, risque d’étouffer l’innovation, en particulier pour les projets émergents ou à faible capitalisation.
Le Maroc ne prévoit pas non plus de sandbox réglementaire, pourtant facteur clé du développement de l’innovation en Europe. Un sandbox permet à des start-up de tester des solutions en conditions réelles tout en étant supervisées. Son absence prive les innovateurs marocains d’un mécanisme fondamental d’expérimentation.
Cette simplification extrême du texte crée plusieurs enjeux. D’abord, un risque de zones d’ombre, car un cadre trop général laisse beaucoup d’interprétations ouvertes. Ensuite, des risques de conflits réglementaires, notamment avec la réglementation des changes, que le projet mentionne mais sans clarifier certaines interactions. Enfin, se pose la question de la capacité des autorités à superviser efficacement des projets très variés avec un texte aussi concis. La visibilité juridique pour les acteurs, surtout internationaux, reste donc encore incomplète.
Challenge : Plusieurs erreurs de références apparaissent dans le texte. À vos yeux, ces incohérences peuvent-elles poser un problème d’interprétation juridique ou d’application pour les prestataires et les investisseurs, ou s’agit-il de points facilement corrigibles ?
Les erreurs relevées – articles qui se réfèrent à eux-mêmes, chapitres incorrects, renvois non mis à jour – sont réelles mais ne concernent que la forme. Elles proviennent probablement de l’évolution du texte au fil des versions. Ce ne sont pas des erreurs structurelles : les articles référencés existent, et les renvois sont simplement mal numérotés.
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Ces incohérences sont donc facilement corrigibles et ne remettent pas en cause l’interprétation générale du texte. Il est néanmoins important qu’elles soient rectifiées pour garantir une lecture claire, en particulier pour les investisseurs et les prestataires qui doivent s’appuyer sur un cadre précis.
Challenge : Le futur statut de Prestataire de Services sur Crypto-actifs (PSC) sera obligatoire pour toute entité souhaitant exercer des activités d’achat, de vente ou d’échange de crypto-actifs. Quels impacts anticipez-vous pour les exchanges, les fintech marocaines et les plateformes étrangères qui voudront opérer au Maroc ?
La création du statut de PSC aura un impact structurant, car les exchanges sont le cœur d’une industrie crypto fonctionnelle. Ce sont eux qui assurent la liquidité, l’accès au marché, la conversion, la connexion entre actifs numériques et monnaie classique. Leur reconnaissance légale va permettre de structurer une véritable filière crypto au Maroc.
Pour les fintech marocaines, deux voies s’ouvrent clairement. Elles pourront devenir PSC, et offrir des services d’achat, de conservation, de conseil ou d’échange. Elles pourront aussi devenir émetteurs de jetons, sans être PSC, mais en s’appuyant sur des PSC pour la distribution. Beaucoup de fintechs marocaines pourraient saisir cette opportunité pour créer des services nouveaux, notamment autour de la tokenisation ou des programmes d’utilité.
Les acteurs étrangers – notamment les grands exchanges internationaux déjà massivement utilisés par les Marocains – seront encouragés par la visibilité juridique que le texte apporte. Ils pourraient s’installer localement, investir, et proposer des services régulés, ce qui renforcerait la protection des utilisateurs et l’attractivité du marché. Toutefois, le vide juridique sur les wallets privés et l’exclusion des stablecoins de l’usage paiement peuvent limiter l’intérêt de certains acteurs majeurs.
Challenge : La note de présentation fait référence à la 15è recommandation du GAFI sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. En quoi cette mise en conformité avec les standards internationaux peut-elle, selon vous, renforcer la crédibilité du marché marocain, et dans quelle mesure peut-elle aussi alourdir les contraintes pour les acteurs ?
L’alignement sur la recommandation 15 du GAFI est un choix essentiel. Il permet au Maroc de renforcer sa crédibilité internationale et de consolider la sortie de la liste grise. Cela facilitera les interactions entre prestataires marocains et étrangers, car tous évolueront dans un cadre harmonisé. Cette conformité rassurera aussi les investisseurs institutionnels qui exigent des juridictions solides en matière LBC/FT.
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Mais cet alignement entraîne des contraintes lourdes. Les PSC devront supporter des coûts importants de conformité, déployer des systèmes KYC renforcés, surveiller les transactions, recruter des profils spécialisés. Les start-up, en particulier, risquent d’être pénalisées si aucune proportionnalité n’est introduite. Les délais pour obtenir un agrément pourraient être longs, comme en Europe où les procédures s’étalent parfois sur un an. L’exigence de transparence réduit aussi la part de pseudo-anonymat inhérente aux crypto-actifs.
La difficulté sera donc de trouver un équilibre entre conformité internationale et environnement propice à l’innovation.
Challenge : Avec la légalisation encadrée des achats, ventes et échanges de crypto-actifs, comment ce projet de loi pourrait-il transformer les usages au Maroc (investissement, innovation fintech, paiements digitaux) et quelles sont, selon vous, les principales opportunités et les principaux risques pour les particuliers comme pour les entreprises ?
Les opportunités sont importantes. D’abord, une démocratisation de l’investissement, car les crypto-actifs sont accessibles, faciles à utiliser, et déjà maîtrisés par les jeunes. Le cadre légal renforcera la confiance et élargira l’adoption.
Ensuite, un potentiel considérable d’innovation : tokenisation, création de systèmes automatisés, nouveaux modèles de financement, programmes de fidélité tokenisés. La blockchain permet de développer des services à faible coût, ce qui est précieux pour l’écosystème marocain.
Cependant, le texte écarte totalement l’usage des stablecoins comme moyen de paiement, alors qu’ils sont en train de transformer le commerce international digital. Beaucoup de pays avancent très vite dans ce domaine. Le Maroc se prive ici d’un levier majeur pour ses entreprises. Une exception encadrée pour les paiements inter-entreprises aurait permis de soutenir fortement la compétitivité du pays.
Les risques existent également : forte volatilité des marchés, risque de manipulation, vulnérabilité aux cyberattaques, charges opérationnelles lourdes pour les prestataires, et surtout un risque de désengagement si le cadre ne répond pas aux usages réels des jeunes et des entreprises. La force du texte, aujourd’hui, est d’être ouvert à consultation : c’est une opportunité pour intégrer ces retours et construire une loi réellement adaptée.
Son parcours
Badr Bellaj est CTO de Mchain, entreprise marocaine spécialisée dans le développement de solutions blockchain. Expert international reconnu, il accompagne institutions publiques, acteurs financiers et entreprises technologiques dans la conception et le déploiement de systèmes distribués. Il est également l’auteur de l’ouvrage de référence Blockchain By Example.
Son actu
Le Maroc se dote d’un cadre légal pour les crypto-actifs : le ministère de l’Économie et des Finances a publié l’avant-projet de loi encadrant ces actifs numériques, marquant un tournant décisif dans la régulation d’un secteur longtemps resté en marge du droit. Ce texte pose les bases d’un dispositif complet, aligné sur les standards internationaux du GAFI et inspiré du règlement européen MiCA, avec l’ambition de renforcer la confiance, sécuriser les transactions et accompagner la structuration d’un marché en pleine expansion.
2025-11-26 09:32:31
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