Appel à positionner le secteur pharmaceutique comme «Métier mondial du Maroc»
Taoufik Boudchiche : C’est un véritable séisme. Cette décision rompt un engagement vieux de 30 ans qui sanctuarisait les médicaments innovants et leurs composants en les exemptant de droits de douane. L’EFPIA (Fédération européenne des industries pharmaceutiques) a très clairement exprimé son inquiétude. Comme l’a souligné sa directrice générale, Nathalie Moll, ces taxes ne sont pas seulement un coût supplémentaire, mais représentent une réelle menace de déséquilibre sur toute la chaîne de valeur, car les chaînes d’approvisionnement pharmaceutiques sont complexes, interdépendantes et hautement fonctionnelles.
Y ajouter des barrières tarifaires ne renforce pas la résilience, bien au contraire. Cela menace directement l’accès des patients par un risque accru de pénuries, en plus de détourner des milliards d’euros de la Recherche & Développement (R&D) vers la gestion de la complexité tarifaire. De nombreuses analyses démontrent que toute perturbation dans les échanges globaux fragilise l’ensemble de l’écosystème. Par conséquent, un changement de paradigme s’impose désormais : la recherche de partenaires fiables, proches et compétitifs devient la priorité absolue des états-majors pharmaceutiques mondiaux.
C’est dans ce contexte que s’inscrit le futur Pacte pour la Méditerranée promu par Bruxelles. La Méditerranée peut-elle devenir la nouvelle frontière de la fabrication pharmaceutique européenne ?
Exactement. Du point de vue européen, la diversification des échanges est un axe central de la politique européenne face aux incertitudes transatlantiques et aux rivalités de puissance. Le Pacte pour la Méditerranée constitue l’une des réponses en ciblant une intégration commerciale et une convergence réglementaire approfondies. Pour l’industrie pharmaceutique, qui est hautement régulée, l’harmonisation réglementaire est cruciale.
Aussi, l’Europe cherche-t-elle activement des partenaires fiables à ses portes pour sécuriser sa chaîne de valeur. Le Maroc, grâce à sa stabilité politique, sa proximité géographique et son statut avancé avec l’Union européenne (UE), est idéalement positionné pour capter une part significative de cette «relocalisation de proximité» (nearshoring). Le Royaume doit se positionner comme une évidence dans ce nouvel espace euro-méditerranéen en instaurant une stratégie intelligente de partenariat qui serve la consolidation du secteur au niveau national et la montée en gamme industrielle.
On parle souvent de la difficulté de produire des médicaments de haute technologie. Le Maroc peut-il réellement se positionner sur ces segments ?
Il faut différencier la «production» de la «fabrication». La «production» se réfère généralement à la transformation de matières premières en produit fini sur un site donné – la mise en boîte ou la formulation galénique. Quant à la «fabrication», elle englobe l’intégralité de la chaîne de valeur : R&D, production des principes actifs (API), étapes intermédiaires complexes, jusqu’au produit fini et au contrôle qualité. Pour les médicaments de haute technologie, notamment les biothérapies, la fabrication est par nature multisite et globale.
L’enjeu stratégique pour le Maroc n’est pas seulement de faire de la production de base, mais de s’insérer intelligemment dans la fabrication mondiale. Le Royaume a les compétences pour se positionner sur des étapes critiques à forte valeur ajoutée, y compris la production de produits de haute technologie, en devenant un partenaire conforme aux standards internationaux les plus stricts.
Le Maroc n’est pas le seul pays de la région à vouloir attirer ces investissements. Que font nos voisins ?
La compétition est réelle et instructive. Prenons trois exemples. La Tunisie a fait preuve d’une grande agilité réglementaire, en publiant par exemple des guides comme l’e-CTD (format électronique des dossiers d’AMM) avant même le Maroc, facilitant ainsi l’alignement sur les standards internationaux.
L’Égypte a mis en place des programmes d’accès gouvernementaux ambitieux pour les thérapies innovantes, créant un marché intérieur attractif.
Enfin, l’Arabie saoudite démontre ce qu’un alignement stratégique fort peut produire : un dialogue de haut niveau entre l’industrie et les autorités a abouti à des partenariats d’investissement massifs qui transforment l’écosystème local.
Le Maroc possède des atouts uniques, mais la vitesse d’exécution et la clarté de la vision stratégique feront la différence.
Selon vous, quels sont les prérequis pour que le Maroc transforme cette conjoncture favorable en réalité industrielle nationale ?
Le prérequis absolu, c’est la prévisibilité et la confiance dans l’environnement d’investissement. Les multinationales déjà présentes au Maroc doivent former le socle d’attractivité et de crédibilité du climat d’investissement au sein du Royaume et ses premières ambassadrices. C’est à travers leur succès local que les sièges mondiaux décident d’allouer de nouveaux investissements stratégiques.
D’autre part, il faut soutenir toutes les formes de présence, y compris les structures purement commerciales qui assurent l’accès à l’innovation pour les patients marocains. Il convient en effet de tenir compte de la diversité des modèles économiques et des réalités des thérapies de niche.
Une multinationale qui prospère au Maroc sera écoutée lorsqu’elle plaidera pour de nouveaux investissements dans le Royaume.
En somme, le Maroc, au regard du potentiel du secteur pharmaceutique, notamment en termes d’industrialisation, de marché intérieur et d’exportation, doit impérativement sécuriser et valoriser l’écosystème existant pour être en capacité de saisir les opportunités qui vont émerger à l’échelle mondiale.
Trois questions à Amine Sekhri, président du LEMM (Les Entreprises du Médicament au Maroc), Amine Sekhri
Amine Sekhri : Cette dynamique ouvre des perspectives intéressantes que le Maroc peut transformer en atouts durables pour son secteur pharmaceutique. Grâce à sa stabilité, à la solidité de ses infrastructures et à la Vision Royale en matière de souveraineté sanitaire, le Maroc est idéalement positionné pour devenir un hub pharmaceutique régional. Les reconfigurations mondiales en cours ouvrent des perspectives uniques en matière de production, d’investissements dans l’innovation et de partenariats stratégiques. Dans ce contexte, les multinationales réunies au sein du LEMM, fortes de leur empreinte mondiale et de leur présence dans les grands écosystèmes pharmaceutiques, peuvent jouer un rôle déterminant pour connecter le Maroc aux chaînes de valeur internationales et s’imposer comme un pôle de référence dans l’espace euro-méditerranéen et africain.
Quelles sont vos attentes pour capter ces investissements ?
Notre priorité est d’instaurer un dialogue stratégique de haut niveau avec l’ensemble des décideurs publics. L’objectif, au-delà de la gestion des sujets opérationnels quotidiens, est de co-construire une vision partagée et de mettre en place un cadre incitatif, stable et prévisible. Un tel cadre, agile et en phase avec l’évolution du secteur, permettrait de renforcer l’attractivité du Maroc pour les investissements tout en assurant une politique de prix équilibrée et une reconnaissance claire de l’innovation et de la Recherche & Développement (R&D).
Les filiales marocaines des multinationales pharmaceutiques, qui représentent plus de la moitié du marché national, souhaitent dépasser une approche strictement transactionnelle pour s’affirmer comme des partenaires de long terme, pleinement engagés aux côtés des autorités dans la réalisation des objectifs nationaux en matière de couverture sanitaire, de prévention et d’accès à l’innovation.
Dans ce contexte, le Pacte pour la Méditerranée constitue une opportunité précieuse pour porter ces messages et inscrire la santé comme un véritable levier de souveraineté, de développement et d’attractivité. Préserver et renforcer l’écosystème existant est une condition essentielle. Chaque signal positif dans ce sens contribuera certainement à stimuler les investissements et à renforcer la contribution au système de santé.
Comment pouvez-vous accompagner cette transformation ?
L’engagement des filiales marocaines d’entreprises pharmaceutiques internationales que nous représentons est constant, qu’il s’agisse de transfert de savoir-faire, d’investissements industriels et non industriels – notamment en R&D –, de formation des professionnels de santé ou encore d’initiatives alignées sur les priorités nationales. Cette dynamique crée une opportunité unique pour renforcer l’attractivité du Maroc et accélérer l’innovation en santé.
Il est important de consolider l’écosystème existant, de préserver l’équilibre entre les différents acteurs pharmaceutiques et d’éviter de fragiliser ceux déjà établis, afin de bâtir ensemble un environnement favorable aux investissements et à la durabilité. Notre ambition collective est claire : contribuer à faire du Maroc un hub africain et euro-méditerranéen de référence, reconnu pour sa capacité à associer attractivité, innovation et souveraineté sanitaire. En poursuivant dans cette voie, le Maroc est en mesure de conforter son rôle de leader régional.
2025-12-03 16:09:00
lematin.ma





