Najib Akesbi: «Une assiette fiscale mieux maitrisée permettra de repenser les taux d’imposition»
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A travers cet entretien, le Professeur Najib Akesbi, Economiste et spécialiste en économie de développement et en finances publiques, nous offre une lecture critique et pertinente du système fiscal actuellement en vigueur, avec des perspectives constructives. Cette lecture permet surtout de comprendre les vrais enjeux et défis de la « réforme fiscale » qui sont avant tout de nature politique.
Challenge : Plus de six ans après les 3èmes Assises nationales sur la fiscalité et cinq ans après la publication de la loi-cadre portant réforme fiscale, quel regard portez-vous sur cette « réforme », à la veille de la discussion et de l’adoption du PLF-2026, par le Parlement ?
Najib Akesbi : Puisque vous évoquez les Assises nationales sur la fiscalité, permettez-moi d’abord de souligner le grand écart qu’il y a entre les « recommandations » unanimes de telles rencontres et ce qui a ensuite été effectivement réalisé. Déjà, les « Assises » de 2013 avaient vivement recommandé un meilleur équilibre dans la structure du système fiscal, entre impôts directs et impôts indirects, entre imposition du travail et celle du capital, la rationalisation et l’homogénéisation du système d’imposition des différentes catégories de revenus soumises à l’impôt sur le revenu et l’élargissement de son assiette, une meilleure progressivité du barème du même impôt, une réelle fiscalisation de l’agriculture, une réévaluation des dépenses fiscales et leur contractualisation, la taxation du capital non productif…Rien de tout cela n’avait été fait, et quelques années plus tard, les « Assises » de 2019 apparaissaient tellement nécessaires, avec un système fiscal qui s’avérait plus inéquitable que jamais, au point qu’elles allaient se tenir précisément sous le thème de « l’équité fiscale ».
A nouveau, les « Assises » de 2019 allaient aboutir à pas moins de 167 recommandations… Le fait est que, dès la clôture de leurs travaux, le Ministre des Finances avait tenu une conférence de presse au cours de laquelle il avait présenté une dizaine de mesures dites «à forte portée», et qui devaient constituer «l’ossature» de la loi-cadre qui allait voir le jour en 2021. Les responsables se donnaient ainsi le droit de choisir dans les 167 recommandations celles qui leur convenaient, jetant à « la poubelle » celles qui ne leur convenaient pas, au mépris de la volonté des centaines de spécialistes et de professionnels qui ne se retrouvaient guère dans les mesures privilégiées.
Ce sont donc ces mesures bien « élues » qui constitueront le cœur de la loi-cadre et partant de ce que le gouvernement appellera « réforme fiscale », et sur laquelle on va revenir. Mais je me dois d’abord et encore une fois de rappeler quelques-unes des « recommandations » des Assises de 2019 qui sont passées à la trappe, comme si elles n’avaient jamais existé ! : Mise en œuvre du principe de l’imposition du revenu global et adoption d’un barème réellement redistributif, réforme de la fiscalité du patrimoine, avec notamment un régime fiscal spécifique au patrimoine non productif et aux activités spéculatives, et surtaxe de la plus-value foncière, imposition à un taux de l’IS majoré des grandes entreprises exerçant dans des secteurs protégés et oligopolistiques (à commencer par les « pétrolières »…), instauration au niveau de la TVA d’un taux majoré pour les produits de luxe, rationalisation des incitations fiscales, encouragement de l’épargne à long terme pour soutenir le financement des investissements productifs, renforcement des sanctions des infractions les plus graves, transparence, droit à l’information et sécurité juridique des contribuables, mise en place d’un « Conseil National des Prélèvements Obligatoires »…
Une fois de plus, non seulement rien de tout cela n’a été fait, mais ce qui a été fait est aux antipodes des nobles principes sans cesse réaffirmés lors des «Assises». Au point que personnellement, je ne qualifie pas «ce qui se fait » depuis quelques années de «réforme» mais de «contre-réforme fiscale», au sens où l’on s’est appliqué à mettre en œuvre des mesures qui sont aux antipodes de celles promises dans les discours, voire annoncées dans les programmes partisans ou gouvernementaux.
Challenge : Pouvez-vous préciser cette idée ?
N.A. : Oui, en complétant la réponse à votre question sur « la réforme » engagée ! Car pour illustrer cette idée, le mieux est de procéder à un bref rappel des principales mesures dites de « réforme fiscales engagées par ce gouvernement entre 2023 et 2025, avant d’aboutir à ce qui est contenu dans le projet de loi de finances pour 2026.
Ainsi avait-on commencé en 2023 par l’Impôt sur les Sociétés. Alors que chacun sait que le premier vrai problème de cet impôt n’est autre que son « assiette » dont les règles de détermination sont si laxistes qu’elles autorisent toutes les dérives déguisées en évasion fiscale, rien n’a été fait à ce niveau. Par contre, on s’est appliqué à baisser la charge fiscale des grandes entreprises au moment où on a alourdi celle pesant sur les TPE et PME ! Sous prétexte d’homogénéisation des taux, on a ainsi abaissé de 31 à 20 % le taux d’imposition des entreprises qui réalisent entre 1 et 100 millions de dirhams de bénéfices, et augmenté le taux de 10 à 20 %, celles dont les bénéfices sont inférieurs à 300 mille dirhams… Certes, on a aussi augmenté le taux de 31 à 35 % pour les entreprises dont les profits dépassent 100 millions de dirhams, mais l’on sait parfaitement que ces dernières disposent de tous les moyens pour se payer les services des meilleurs « experts en optimisation fiscale », et être ainsi, légalement, en mesure de ne payer que l’impôt qu’elles veulent bien payer. Dans ce type de situation, on a coutume de dire que «les taux aboient mais ne mordent pas… ».
Du reste, il faut savoir que la hausse des recettes de l’impôt sur les sociétés dont se félicite le gouvernement est principalement le résultat de cet alourdissement de la charge fiscale sur les TPE et PME. Selon les derniers chiffres connus (contenus dans le Rapport de la Cour des Comptes paru en 2020), 84% des sociétés inscrites à l’IS ne déclarent aucun bénéfice imposable et 4% à peine déclarent des bénéfices supérieurs à 300 mille dirhams. De sorte que, pour faible qu’elle soit, la population des sociétés imposées est bien dans sa très grande majorité composée de TPE et PME, et même si les grandes entreprises assurent la plus grande part des recettes de cet impôt, cela ne signifie nullement qu’elles soient conséquemment imposées puisque, en proportion de leurs profits réels, leur charge fiscale reste plutôt faible. En réalité, l’augmentation du taux d’imposition des sociétés déclarant un bénéfice supérieur à 100 millions de dirhams n’était là que pour mieux faire passer la « pilule » du doublement du taux d’imposition des TPE et PME. Et comme si ces cadeaux au grand capital ne suffisaient pas, même le taux auquel étaient soumis les dividendes avait été abaissé de 15 à 10%. En tout cas, le message était on ne peut plus clair : le « gouvernement du patronat » commençait bien par se servir et servir les siens…
L’année suivante, en 2024, on passait à la TVA. Là aussi, sous prétexte de simplifier le barème, on décréta que désormais les taux de 7 et 14% disparaissaient pour ne laisser place qu’à deux taux : 10 et 20%. Par nature injuste (puisque, dissimulée dans les prix, elle est insensible à la « capacité contributive » des consommateurs acheteurs), la TVA voit les taux de la plupart des biens et services auparavant soumis à 7 et 14% augmenter à 10 ou 20%. Cependant, au moment où l’on alourdit la charge fiscale des biens et services les plus courants, voire les plus vitaux, on se garde de réactiver ce taux majoré de 30% sur les biens de luxe, « recommandé » par les précédentes Assises fiscales et qui avait même fait partie des taux de la TVA au Maroc jusqu’en 1993 ! Si l’on sait que désormais, ce sont plus de 90% des recettes de la TVA qui sont collectées à travers le taux commun de 20%, on voit bien que les cadeaux fiscaux donnés aux grandes firmes n’ont pas été récupérés seulement sur les PME, mais aussi sur l’immense majorité des consommateurs contribuables, et pour cause puisque la TVA reste de loin l’impôt qui rapporte le plus de recettes fiscales (près de 40% du total des recettes fiscales).
Enfin en 2025, on en arrive à aborder l’Impôt sur le revenu… pour qu’une montagne accouche d’une souris ! Quelques légers aménagements au niveau des premières tranches d’un barème qui n’avait pas été mis à jour depuis 2010 ; Baisse du taux marginal de 38 à 37% alors que c’est le relèvement d’un tel taux qui était requis pour une meilleure progressivité ; Exonération en deux étapes des pensions de retraite les plus élevées (une infime minorité !). Pour le reste (c’est-à-dire l’essentiel !), l’IR demeure un impôt marqué par la logique « cédulaire » (celle-là même qu’il devait dépasser par sa propension globalisante dès sa naissance), son système des déductions reste anachronique et incohérent, et son barème toujours aussi régressif…
En 2026, on semble marquer une «pause», mais en réalité celle-ci n’empêche guère les responsables de continuer à distribuer çà et là faveurs et privilèges : Exorbitantes exonérations fiscales (IS, IR, TVA…) au profit des sociétés sportives, après les encore plus exorbitantes exonérations accordées l’année dernière à la FIFA (comme si celle-ci n’avait pas de quoi payer ses impôts comme tout le monde !) ; Exonération des engrais (TVA) dont on sait que les principaux bénéficiaires sont les gros exploitants agricoles ; Par contre, les jeunes créateurs d’entreprises ne pourront plus bénéficier de l’exonération des droits d’enregistrement et devront désormais s’acquitter d’un droit proportionnel conséquent (Bonjour la cohérence avec le discours sur l’encouragement à la création d’entreprises…) ; Côté droits de douanes, quelques « protections de connivence » en faveur de certaines industries pharmaceutiques (qui pourtant continuent d’opposer leur « véto » à la diminution des prix des médicaments…) ; Et enfin, et non des moins, report de deux ans encore de l’obligation de marquage fiscal pour les produits énergétiques, qui devait entrer en vigueur le premier janvier 2026, et était pourtant officiellement considérée absolument nécessaire pour la traçabilité et la lutte contre la fraude et la contrebande dans ce secteur… Décidément, il faut croire que le tout-puissant « lobby des pétroliers » est au-dessus même du bon sens !
Au total, on voit bien qu’on est dans un processus, non de réforme mais de contre-réforme fiscale qui érige l’inégalité devant l’impôt en mot d’ordre opératoire majeur, au service d’un « modèle de développement » qu’on promettait pourtant « inclusif » et qui se révèle plutôt « exclusif », en tout cas particulièrement excluant.
Challenge : Cette «réforme fiscale», a-t-elle permis d’avancer vers un système fiscal équitable, ou au contraire ?
N.A. : J’ai répondu en partie à cette question en essayant de mettre en évidence les nombreuses iniquités qui s’accumulent tout au long de cette prétendue réforme fiscale des dernières années. On peut aussi y répondre en essayant de présenter le système fiscal marocain aujourd’hui, tel qu’il apparaît à travers les données du PLF-2026. Ainsi, en termes de niveau d’abord, c’est-à-dire de pression fiscale (Recettes fiscales / PIB), celle-ci devrait atteindre selon les statistiques officielles 20.1%. En réalité, ce chiffre ne tient pas compte des parts de la TVA et de l’IS-IR affectées aux collectivités territoriales, lesquelles ne sont guère négligeables (près de 57 milliards de dirhams). En réintégrant ces recettes fiscales dans le calcul de l’agrégat, la pression fiscale atteint près de 24%, ce qui n’est pas rien, mais reste tout de même proche d’une fourchette moyenne des pays à revenu intermédiaire comparables au Maroc (autour de 22%). Mais il est vrai que l’amélioration des recettes fiscales déjà évoquée rehausse la pression fiscale depuis cette année 2025 de quelques deux à trois points.
Le problème est que cette amélioration -comme je viens également de le montrer- se fait au détriment des règles les plus élémentaires de l’équité. De sorte que, aujourd’hui encore, la structure du système fiscale est la première à témoigner de son caractère inégalitaire. Ainsi, les impôts indirects (génétiquement injustes) permettent encore de collecter 60% des recettes fiscales totales, et à elle seule, la TVA devrait rapporter 180 milliards de dirhams, soit plus de 40% de l’ensemble des recettes en question. Les impôts directs ne sont guère moins inégalement répartis. Pour l’IS, je viens de montrer comment sa charge fiscale s’est accentuée sur les petites (voire très petites) et moyennes entreprises, au moment où elle s’est considérablement allégée sur les grandes entreprises. L’impôt sur le revenu pour sa part demeure plombé par ses tares congénitales : la plupart des revenus catégoriels restent soumis à des taux spécifiques «libératoires» (proportionnels et plutôt faibles), les revenus agricoles restent quasiment hors du champ de l’impôt et en tout cas ceux des gros agriculteurs à peine symboliquement mis à contribution, la progressivité du barème reste plus régressive que jamais, collectant l’essentiel des recettes fiscales sur les revenus des salariés (près de 75%) et de la classe moyenne…
Enfin, comment ne pas réaffirmer que le dispositif des dites « dépenses fiscales », en fait un régime d’exception parallèle au régime de droit commun, fait d’exemptions et de faveurs fiscales de toute sorte, est en réalité l’incarnation même d’un système qu’on s’accorde depuis longtemps à considérer à la fois financièrement ruineux, économiquement inefficace et socialement inéquitable. Et depuis plus de vingt ans, on promet sa disparition, ou du moins sa refonte radicale. Or, le dispositif se maintient et même ne cesse de se redéployer. En 2025, on ne compte toujours pas moins de 274 mesures relevant de ce système de privilèges et d’exceptions, et depuis 2020 seulement, si on a supprimé quelques mesures, on en a créé 37 nouvelles ! On sait que le manque à gagner pour l’État est considérable. Même si on a encore « négligé » en 2025 d’évaluer 15% des mesures (peut-être parmi les plus coûteuses ?), les 236 mesures évaluées représentent un « coût » pour l’État de 32 milliards de dirhams, soit près de deux points de PIB, et 7% des recettes fiscales totales. C’est totalement irrationnel au regard des résultats obtenus, mais il faut croire que les lobbies qui profitent d’une telle manne, notamment dans l’agriculture, l’industrie, l’immobilier, l’export, sont toujours en mesure d’imposer leur diktat, au mépris, encore une fois, du simple bon sens.
Challenge : Quelles pistes pour des alternatives crédibles en matière de réforme effective du système fiscal et pour une consécration réelle de l’équité fiscale ?
N.A. : La situation n’ayant guère évolué (quand elle n’a pas plutôt mal évolué) depuis plusieurs années, je ne peux que vous rappeler les grandes lignes de ce que j’estime être une véritable réforme fiscale génératrice autant d’équité que d’efficacité, et pour laquelle je plaide depuis bien longtemps… Une refonte d’ensemble du système fiscal actuel devrait avoir pour objectif ultime un réel élargissement de l’assiette fiscale, mais un élargissement qui va chercher la matière imposable là où celle-ci couvre de vrais «gisements fiscaux» à ce jour encore non ou mal explorés. Ces «gisements», tout le monde les connait : ce sont principalement les hauts revenus et les grandes fortunes.
Concrètement, il faudrait travailler à instaurer un meilleur équilibre entre impôts directs et impôts indirects, les premiers étant renforcés par une plus grande contribution du capital, avec un impôt sur les grandes fortunes, un impôt sur les successions, un impôt sur le revenu soumettant à la même base d’imposition revenus du travail et revenus du capital, et doté d’une forte progressivité au niveau des hauts revenus. L’impôt sur les sociétés, comme je l’ai déjà indiqué, a d’abord « mal à son assiette », et a donc besoin de réformes focalisées sur une ferme volonté de maîtrise du processus de détermination du « résultat fiscal », coupant court aux mille et une pratiques d’évasion fiscale, furent-elles déguisées sous la séduisante expression d’optimisation fiscale. Une assiette mieux maitrisée permettra de repenser les taux d’imposition, en fait surtout pour mettre plus à contribution les mégas profits et les rentes plus ou moins déguisées…La TVA également a besoin d’une révision fondamentale au niveau de ses mécanismes de déduction (truffés aujourd’hui d’incohérences, voire d’aberrations incompréhensibles), tout comme elle a besoin d’une nouvelle structure de taux d’imposition assez différenciés pour marquer le souci d’alléger la charge fiscale sur les produits de grande consommation, et de l’accroître sur les biens et services de luxe.
Les activités informelles ont besoin d’un traitement particulier, qui ne peut se limiter à la dimension fiscale. L’univers numérique, dont chacun peut constater que son assiette évolue de manière exponentielle, doit également faire l’objet d’une approche fiscale spécifique et appropriée, mais toujours soucieuse d’équité et d’efficacité. Il est urgent d’instaurer une fiscalité environnementale digne de ce nom, capable de dissuader les dégradations écologiques de toute sorte et d’encourager la préservation des ressources naturelles (à commencer par l’eau…) et la durabilité des patrimoines et des écosystèmes.
La réforme nécessaire devra également concerner le redéploiement spatial du système fiscal ainsi que sa gouvernance. On ne le dira jamais assez, le test de vérité de toute politique de décentralisation n’est autre que son système de financement, et tant qu’on ne mettra pas en œuvre une décentralisation progressive mais réelle du système fiscal pour mieux le situer au niveau des régions et des territoires, le discours sur la « régionalisation avancée » restera creux. Enfin, comment imaginer réussir un tel projet sans une démocratisation des processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques fiscales et budgétaires, à travers une implication des citoyens et de leurs représentants, notamment dans le cadre d’une Instance de concertation et de dialogue qui pourrait être celle d’un Conseil des prélèvements obligatoires…?
Ce sont là les grandes lignes d’une véritable réforme fiscale, autant respectueuse des droits et des capacités contributives des citoyens que soucieuse des besoins financiers légitimes de l’État. On voit bien que, avec «ce qui a été fait» ces dernières années, on reste très loin du compte…
Challenge : Un impôt sur la fortune au Maroc est-il possible ?
Réponse. Bien évidemment ! et j’ajouterai : dans le Maroc d’aujourd’hui, un tel impôt est plus nécessaire que jamais. On ne compte plus les études qui montrent que, à l’échelle mondiale, et quasiment dans tous les pays, les politiques néo-libérales conduites depuis une quarantaine d’années ont généré une accentuation des inégalités, notamment l’essor d’une caste d’oligarques milliardaires qui s’accaparent la part du lion des richesses nationales d’une ampleur tout à fait inédite dans l’histoire contemporaine. Par ailleurs, les études de Thomas Pickety et Gabriel Zukman, entre autres, ont montré que précisément, les plus fortunés sont ceux qui arrivent à payer le moins d’impôts, beaucoup moins en tout cas que la moyenne des contribuables ordinaires. D’où cette vague de projets d’imposition des grandes fortunes que nous pouvons actuellement observer un peu partout dans le monde.
Au Maroc, nous ne disposons malheureusement pas de données appropriées pour nous livrer à de telles études. Mais qui peut douter que cet état de fait inégalitaire est au moins aussi grave, s’il ne l’est pas encore plus ?D’où l’ardente nécessité d’un tel impôt dans notre pays, sachant que cet impôt (j’y insiste chaque fois que je plaide en sa faveur) n’est pas fort que de sa fonction sociale et politique, de réduction des inégalités et de contribution solidaire des plus fortunés. Sa fonction économique est tout aussi importante, puisqu’il contribue puissamment à mobiliser le capital (souvent en situation improductive), et partant à promouvoir l’investissement, l’emploi…
Certes, la conception et la mise en œuvre d’un tel impôt est ardue, et celui qui vous dirait le contraire vous raconterait des histoires à dormir debout… Mais si la volonté politique existe, toutes les difficultés peuvent être surmontées, et quelquefois de manière originale. Tenez, par exemple, on sait que l’une des questions les plus épineuses lors de l’élaboration d’un tel impôt est la détermination de son « assiette » : quel est le périmètre des biens concernés par l’imposition et à partir de quel « seuil » ? On sait que c’est là un des obstacles les plus redoutables, qui sont d’ailleurs responsables des échecs qui ont pu avoir été constatés çà et là, et même aujourd’hui, dans le débat sur la « taxe Zukman » en France, on voit bien que le principal argument de ses opposants est bien à ce niveau, l’inclusion des « biens professionnels » dans l’assiette de l’impôt étant considérée contreproductive…
En bien, au Maroc on dispose d’une référence utile qui peut aider fortement à dépasser un tel obstacle. Il suffirait pour cela de retenir l’assiette même de la Zakat ! Puisque celle-ci est d’essence religieuse et que personne ne remet en cause son assiette. Eh bien, il suffirait de convenir que l’assiette de l’impôt sur les grandes fortunes -IGF- au Maroc serait la même, ou du moins fortement inspirée de celle de la Zakat. Qui contesterait une assiette qu’il est censé en principe « pratiquer » depuis toujours mais dans le cadre d’un impôt le liant directement à son Créateur ? On peut rappeler que le champ de la Zakat s’étend aux avoirs et biens de toute sorte, mobiliers et immobiliers (à l’exception tout de même de la résidence principale et de la voiture d’usage) : Espèces, dépôts en banque ou comptes d’épargne, valeurs mobilières, créances, immeubles, métaux précieux, récoltes et bétail, revenus de toute sorte, héritage… Même s’il est toujours possible de chercher à mieux adapter certaines parties de cette assiette à certaines réalités du pays, il n’en demeure pas moins qu’on dispose là d’une base solide et en principe incontestable pour une détermination appropriée de l’assiette de l’impôt sur les grandes fortunes. Du reste, en faisant une telle proposition il y a quelques années, et pour marquer ce caractère mixte de ce qui pourrait être une version marocaine de l’IGF, je l’avais intitulée : La ZGF, La Zakat sur les Grandes Fortunes… C’est dire que, encore une fois, si la volonté politique s’affirme et se confirme, tout devient possible.
2025-11-21 11:30:00
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