Abdelmajid Bouziane : «La gouvernance du système éducatif marocain souffre encore d’un déficit structurel d’évaluation et de suivi »
9
Expert en éducation et auteur de plusieurs ouvrages sur la pédagogie et les politiques linguistiques, le Dr Abdelmajid Bouziane dresse un diagnostic lucide du système éducatif marocain. S’il reconnaît les avancées réalisées depuis la Charte nationale de 1999, il pointe les failles persistantes de gouvernance, le manque de suivi des réformes, la fragilité de la formation des enseignants et l’insuffisante articulation entre les besoins du marché et les cursus universitaires. Dans cet entretien, il plaide pour une évaluation continue, une recherche appliquée au service des politiques publiques et une approche plurilingue ouverte et équilibrée.
Challenge : Le Maroc a engagé depuis plusieurs années une réforme structurelle du système éducatif. Selon vous, quelles en sont les avancées réelles et les principales limites ?
Abdelmajid Bouziane : Le Maroc a effectivement réalisé des avancées notables dans plusieurs domaines du système éducatif. On peut citer l’augmentation progressive du budget alloué à l’éducation, la généralisation de la couverture nationale avec la création d’écoles et de facultés dans des villes moyennes et petites, ainsi que la succession de réformes ambitieuses depuis la Charte nationale de l’éducation et de la formation (1999), le Plan d’urgence (2009-2011), la Vision stratégique 2015-2030, jusqu’à la loi-cadre 51.17 promulguée en 2019.
Lire aussi I Rabat rebaptise une avenue en hommage à Donald Trump
Chaque réforme a cherché à définir des indicateurs de qualité et des critères de réussite mesurables, traduisant une volonté politique de continuité. Cependant, plusieurs défis demeurent. L’un des plus persistants est l’inadéquation entre certaines formations très demandées et les besoins réels du marché du travail, ce qui alimente le chômage des diplômés. À cela, s’ajoutent les disparités d’efficacité entre établissements à accès régulé et ceux à accès ouvert, ainsi que la massification universitaire, qui provoque un déséquilibre dans le taux d’encadrement et pèse sur la qualité de l’enseignement.
Challenge : Comment évaluez-vous la gouvernance actuelle du système éducatif marocain ? Faut-il repenser les mécanismes de pilotage et d’évaluation des réformes ?
A.B. : La gouvernance du système éducatif marocain souffre encore d’un déficit structurel d’évaluation et de suivi. Malgré quelques initiatives comme le Programme national d’évaluation des acquis (PNEA) en 2008 et 2018 pour le primaire et le secondaire, ou encore l’évaluation de l’enseignement supérieur menée en 2016, ces efforts demeurent ponctuels.
Le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique publie régulièrement des rapports de qualité, mais leurs recommandations peinent à se traduire en actions concrètes. Le système manque de mécanismes institutionnels d’implémentation et de suivi, indispensables pour transformer les constats en politiques éducatives effectives.
Challenge : Le débat sur les langues d’enseignement reste vif au Maroc. Comment concilier, selon vous, la promotion des langues nationales et l’ouverture sur les langues étrangères ?
A.B. : C’est un débat complexe, souvent passionné, qui dépasse la sphère linguistique pour toucher aux dimensions culturelles, identitaires et politiques. Malheureusement, il a parfois pris la forme d’un affrontement entre partisans de l’arabe, de l’amazighe et des langues étrangères, au lieu de reconnaître la diversité linguistique comme une richesse nationale.
Lire aussi : Décryptage – Un moment historique pour le Maroc\
Il est nécessaire de changer de paradigme : passer d’une logique de compétition et d’exclusion à une approche de complémentarité et de pluralité fonctionnelle. Chaque langue a un rôle à jouer : les langues nationales pour ancrer les apprenants dans leur culture, et les langues étrangères pour favoriser l’ouverture et la compétitivité internationale.
Challenge : Vous avez beaucoup écrit sur les approches communicatives et la didactique des langues. Le système actuel répond-il aux besoins réels des apprenants marocains ?
A.B. : Le système éducatif répond encore partiellement aux besoins linguistiques réels des apprenants. Le niveau en langues d’une majorité d’élèves et d’étudiants reste en deçà des standards internationaux. Dans une étude publiée en 2018, j’ai montré, à partir de l’analyse de documents officiels et de rapports nationaux et internationaux, que les progrès restent limités.
Dans une autre recherche menée en 2019, une collègue et moi avons observé que de nombreux bacheliers scientifiques évitent les filières universitaires de sciences en raison de leur faible maîtrise du français, langue d’enseignement principale dans ces disciplines. Ce constat contredit les ambitions de la loi-cadre 51.17, notamment son article 32, qui vise la maîtrise équilibrée des langues d’enseignement.
Challenge : Quel rôle la recherche en linguistique appliquée et en pédagogie peut-elle jouer dans l’amélioration de la qualité de l’enseignement ?
A.B. : La recherche scientifique constitue le moteur essentiel de toute réforme éducative durable. Or, au Maroc, le budget qui lui est consacré reste limité, entre 0,7 % et 0,8 % du PIB, loin des standards internationaux. De plus, une grande partie des travaux universitaires, qu’il s’agisse de mémoires ou de thèses, ne s’aligne pas sur les priorités nationales ni sur les besoins concrets du terrain éducatif.
Il est urgent d’encourager une recherche expérimentale et quantitative, ancrée dans la réalité marocaine, capable d’évaluer les pratiques pédagogiques et les approches importées. Une telle démarche permettrait de mesurer l’efficacité réelle des apprentissages et de mieux comprendre les limites d’implémentation des modèles didactiques venus d’ailleurs.
Challenge : L’intelligence artificielle et le numérique transforment la relation enseignant-apprenant. Comment les universités marocaines peuvent-elles intégrer ces outils sans déshumaniser l’éducation ?
A.B. : Les technologies numériques et l’intelligence artificielle ont introduit un nouveau paradigme pédagogique, redéfinissant les rôles de l’enseignant et de l’apprenant. Le Maroc doit se doter d’une politique nationale claire sur l’usage de l’IA dans l’enseignement, incluant ses dimensions éthiques, formatives et réglementaires.
Le débat académique actuel se limite souvent à l’opposition entre interdiction et tolérance, alors qu’il devrait porter sur le bon usage de l’IA pour renforcer l’apprentissage et l’innovation. Une intégration réussie repose sur la formation des enseignants aux compétences TPACK (Technological Pedagogical Content Knowledge), qui articulent savoir disciplinaire, compétence technologique et méthode pédagogique. L’enjeu est d’utiliser la technologie pour humaniser davantage la relation éducative, et non pour la déshumaniser.
Challenge : Quelle place accordez-vous à la formation continue des enseignants dans la réussite des réformes ?
A.B. : La formation continue doit être considérée comme une obligation professionnelle et éthique. L’évolution rapide des technologies et des connaissances impose aux enseignants de se former tout au long de leur carrière.
Lire aussi I Maroc 2035 : De l’émergence économique à la puissance-pivot ?
Au Maroc, nombre d’universitaires commencent à enseigner sans formation pédagogique initiale, ce qui rend indispensable la mise en place de programmes structurés de formation continue. Celle-ci peut prendre diverses formes : certifications, adhésion à des associations professionnelles, participation à des communautés d’apprentissage (CoPs) ou à des conférences académiques.
Malheureusement, ces efforts relèvent souvent d’initiatives personnelles, motivées par la curiosité intellectuelle, sans véritable reconnaissance institutionnelle ni impact sur la progression de carrière. Il est donc nécessaire de valoriser et institutionnaliser cette dimension.
Challenge : Enfin, si vous deviez résumer en une phrase la clé d’un système éducatif marocain performant et équitable, quelle serait-elle ?
A.B. : «Le système éducatif marocain évolue, mais il a besoin d’une boussole claire pour orienter ses efforts vers l’objectif collectif d’équité, de qualité et d’excellence. »
2025-11-06 15:10:00
www.challenge.ma




