L’intelligence artificielle au service des supply chains marocaines
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L’intelligence artificielle s’impose progressivement comme un levier décisif pour les supply chains maritimes. Souvent au cœur des attentes et parfois des fantasmes des managers, son adoption ne relève pas uniquement d’un choix technologique. Elle exige des investissements organisationnels, un apprentissage collectif, et surtout une vision stratégique claire.
À l’occasion de la table ronde dédiée à l’IA lors des Tangier Logistics Days, Tanger Med Port Authority a offert un retour d’expérience concret et opérationnel. Son Directeur des Organisations et Systèmes d’Information, Ridouan Boulaich, a détaillé les solutions déjà déployées et les bénéfices très tangibles qu’elles procurent.
Le témoignage de David Olivier Tarac, Directeur général Intelligence artificielle chez Geodis, est venu compléter ce panorama. Le leader mondial du transport et de la logistique, présent dans 166 pays avec 91 000 clients et près de 100 millions de m² d’entrepôts, structure désormais son avantage compétitif autour de l’exploitation intelligente de la donnée. « Nous transportons des marchandises, mais surtout les données de nos clients. L’IA devient essentielle pour garantir une traçabilité de bout en bout. »
Selon Tarac, la première condition de réussite réside dans une gouvernance rigoureuse des données. Geodis a construit un socle digital unifié intégrant plus de 40 WMS, plusieurs ERP et TMS, ainsi qu’un data layer mondial. « L’IA, c’est 10% d’algorithmes, 20% de systèmes… et 70% de change management. La transformation est avant tout humaine. »
Cette stratégie permet une industrialisation rapide et maîtrisée des cas d’usage, toujours guidée par la valeur métier : prévision d’activité, optimisation des ressources en entrepôt, automatisation documentaire, amélioration du service client. « Nous avançons par sprints de 5 à 6 semaines. Si cela ne fonctionne pas rapidement, on arrête. Le pire serait de s’entêter dans des projets d’IA coûteux et sans issue. »
La vision de Geodis confirme un enseignement clé : la donnée constitue le premier actif stratégique du logisticien et l’IA un moyen de transformation opportune, mesurable et alignée avec les opérations.
Depuis trois ans, Tanger Med avance méthodiquement sur une trajectoire d’innovation appuyée sur l’usage de la donnée. « Notre approche n’est pas descendante », explique Boulaich. « Chaque projet part d’un problème opérationnel identifié sur le terrain et que l’intelligence artificielle peut réellement résoudre. » Cette démarche pragmatique se traduit par une trentaine d’initiatives identifiées, dont plusieurs sont désormais pleinement opérationnelles.
La plus emblématique concerne la prédiction dynamique des escales dans le cadre du programme Just In Time. Grâce au machine learning, la solution anticipe avec une grande précision l’heure d’arrivée des navires, en interrogeant des flux globaux de données : historique des routes maritimes, vitesse réelle des navires, paramètres météorologiques et organisation des services portuaires.
« Lorsque l’on sait qu’un navire arrivera plus tard que prévu, il n’a aucun intérêt à maintenir sa vitesse maximale », souligne Boulaich.
Réduire la vitesse permet d’optimiser la fenêtre d’escale, de fluidifier la planification et de réduire la consommation de carburant. Résultat concret : une baisse notable du temps de mouillage et une diminution significative des émissions carbone associées à l’attente en rade. Une avancée qui contribue directement à l’ambition du groupe de devenir un Green Port de référence.
Cette même philosophie irrigue d’autres domaines clés de la performance portuaire. Tanger Med a mis en place des capteurs intelligents pour permettre la maintenance prédictive sur ses infrastructures maritimes, telles que les bollards et équipements critiques. « En corrélant des millions de données, nous pouvons anticiper les risques de défaillance et garantir un niveau maximal de disponibilité des installations », précise Boulaich.
L’objectif consiste à améliorer la continuité des opérations tout en maîtrisant les coûts et le risque industriel.
L’IA optimise également la gestion des flux passagers, notamment lors de l’opération Marhaba, au cours de laquelle le port peut traiter plus de 8.000 véhicules par jour. Les équipes opérationnelles peuvent consulter quotidiennement des prévisions fines pour adapter l’allocation des ressources et éviter toute congestion.
D’autres cas d’usage concernent la détection des incohérences dans les factures fournisseurs ou encore l’analyse de solvabilité des clients, afin de renforcer la gestion du risque commercial.
Pour Tanger Med, l’IA devient un pilier d’amélioration de la performance environnementale. En réduisant les temps d’immobilisation des navires et des poids lourds, elle contribue à limiter les émissions tout au long de la chaîne logistique. Cette dynamique est renforcée par des travaux de recherche avancés, menés en partenariat avec l’Université Mohammed VI Polytechnique, sur la gestion autonome des opérations portuaires.
« Nous préparons l’avenir, avec des projets qui nécessitent encore de la recherche, mais qui auront un impact majeur sur la compétitivité logistique du Royaume », conclut Boulaich.
La convergence des retours d’expérience de Tanger Med et Geodis révèle une certitude stratégique. L’intelligence artificielle n’a pas vocation à remplacer l’expertise humaine, elle l’augmente. Elle offre surtout un pouvoir d’anticipation déterminant dans un secteur soumis à des pressions accrues de compétitivité et de durabilité.
À Tanger Med, cette vision est déjà en cours de réalisation : une supply chain augmentée où la donnée guide la décision. Une performance gagnée non dans les discours, mais au cœur des opérations, escale après escale.
Quand l’IA devient un miroir du comportement humain
Lors de son intervention, Bruno Walther a apporté une perspective radicalement humaine sur l’essor de l’intelligence artificielle. Avec un enthousiasme communicatif et une pointe d’humour, le CEO d’Imagine All The People, un clin d’œil à l’hymne humaniste de John Lennon, a défendu une vision de l’innovation qui ne se réduit ni à l’outil ni à la technologie. « L’innovation, c’est comprendre les humains avant de produire des solutions ».
Pour lui, les modèles de langage tels que ChatGPT ouvrent une nouvelle ère : celle des “doubles cognitifs”. Il ne s’agit plus seulement de numériser des processus ou d’optimiser des flux : il s’agit de reproduire virtuellement les raisonnements, les attentes et les réactions humaines afin de prévoir l’impact réel des décisions avant qu’elles ne soient appliquées.
Bruno Walther rappelle que cette technologie est déjà utilisée par plusieurs gouvernements européens pour simuler les effets sociaux des politiques publiques et anticiper les risques de tensions. Une forme d’IA prédictive au service du collectif. « On peut faire parler ces doubles numériques pour comprendre ce que les gens vont penser de ce qu’on va faire ».
Pourtant, cette révolution cognitive reste encore peu explorée dans le secteur logistique. Un manque qu’il appelle à combler, tant l’IA pourrait transformer le pilotage des chaînes d’approvisionnement : meilleure anticipation, résilience accrue, décisions informées et participation des usagers aux transformations.
Entre agilité entrepreneuriale et idéalisme assumé, Walther défend une idée forte : la transformation numérique ne vaut que si elle amplifie la puissance d’action et de compréhension de l’humain. « La technologie n’a de sens que si elle nous aide à mieux décider et à mieux vivre ensemble. »
2025-11-05 14:48:28
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