Abdelghani Youmni : «Le projet de loi de finances 2026 dépasse le cadre d’un exercice budgétaire ordinaire»
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Pour l’économiste Abdelghani Youmni, le PLF 2026 marque un tournant décisif dans la construction de l’État social marocain. Plus qu’un simple exercice budgétaire, il traduit une volonté politique d’ajuster les priorités nationales aux attentes d’une société en mutation, portée par une jeunesse revendicatrice et par les orientations royales en matière de justice sociale et d’équité territoriale. Dans cet entretien, il analyse les choix structurants, les contraintes budgétaires et les pistes de réforme susceptibles de consolider le modèle marocain de développement.
Challenge : Le PLF 2026 est le principal instrument officiel reflétant les déclinaisons effectives des orientations stratégiques de l’État. Qu’en est-il sur le plan social, où les attentes sont actuellement très fortes, surtout après le mouvement des jeunes mobilisé(e)s autour de la Gen Z ? Le gouvernement a-t-il pris en compte ces attentes ?
Abdelghani Youmni : Le projet de loi de finances 2026 dépasse le cadre d’un exercice budgétaire ordinaire. Il représente un acte politique structurant qui traduit la volonté de l’État d’ajuster ses priorités à une société en profonde mutation et à une transition démographique portée par la montée de la population active. Il intervient dans un contexte où la jeunesse marocaine, notamment la génération Z urbaine et périurbaine, exprime avec force son aspiration à davantage de justice sociale, d’équité territoriale et de réparation de l’ascenseur social.
Il convient de rappeler que tout projet de loi de finances met en tension les recettes fiscales et les dépenses publiques selon les priorités nationales. Pour 2026, les recettes sont estimées à 712,6 milliards de DH contre des dépenses de 761,3 milliards, traduisant un effort soutenu pour préserver les équilibres macroéconomiques tout en consolidant les politiques sociales. Sur décision royale, 140 milliards de DH sont alloués à la santé et à l’éducation, soit une hausse de 19 % par rapport à 2025. Le projet crée 36 895 postes budgétaires, dont 8 000 dans la santé, 13 000 au ministère de l’Intérieur, 5 500 dans la Défense, 1 759 dans l’Enseignement supérieur et 8 600 répartis entre d’autres ministères ou organismes publics.
Mais au-delà des chiffres, la question du partage des richesses s’impose désormais comme un impératif national. Comme le soulignait Pierre Bourdieu, l’injustice la plus intolérable est celle qui rend les inégalités légitimes. Pressé par la rue et guidé par les fermes recommandations royales, le gouvernement semble avoir intégré cette exigence en réorientant le budget vers l’éducation, la santé et la justice spatiale. Cette inflexion traduit la volonté royale d’articuler performance économique et équité territoriale. Dès lors, les dépenses publiques en santé et en éducation deviennent des leviers essentiels de redistribution et de valorisation du capital humain, inscrivant l’investissement social au cœur de la soutenabilité budgétaire.
Challenge : Quelles contraintes, difficultés ou obstacles le gouvernement rencontre-t-il dans le processus d’édification de l’État social ?
A.Y. : L’édification de l’État social au Maroc se heurte à des contraintes structurelles et budgétaires qui limitent sa capacité d’action. Le déficit public prévu pour 2026 est estimé à 3 % du PIB, soit environ 55,4 milliards de DH, tandis que la dette du Trésor atteint près de 70 % du PIB. Ces chiffres traduisent une volonté de maîtriser les finances publiques, mais aussi des marges de manœuvre restreintes.
Le Maroc demeure engagé dans une phase d’industrialisation avec une contribution du secteur industriel estimée à 22,8 % du PIB. Cette dynamique est portée par les filières automobile, aéronautique, chimique et énergétique, qui génèrent de la valeur ajoutée, des exportations et des emplois qualifiés. Toutefois, l’économie marocaine reste fragilisée par une dépendance aux importations et par la persistance de déséquilibres régionaux.
Le principal défi réside dans la capacité à financer la justice sociale sans aggraver l’endettement public. Un modèle équitable ne peut reposer durablement sur des déficits structurels, mais sur une réelle équité fiscale. Une justice fiscale correspond à un barème qui impose à chacun de contribuer à hauteur de son revenu. Cela implique de réduire les niches fiscales, évaluées à près de 27 milliards de DH par an, de renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, qui privent le Trésor d’environ 30 milliards de DH, et d’élargir l’assiette à une économie informelle représentant encore près de 30 % du PIB. La fiscalité devrait épargner les entreprises productives disposant d’actifs mobilisables pour le refinancement bancaire, obligataire ou boursier, et concentrer plutôt son effort sur les rentes et les profits spéculatifs. Elle gagnerait également à mieux encadrer les acteurs qui, en exploitant les effets du dumping commercial turc, chinois ou égyptien, importent massivement au détriment de la production nationale et de l’emploi local.
Challenge : Quelles solutions concrètes le gouvernement essaie-t-il d’apporter à ces contraintes ?
A.Y. : À travers le projet de loi de finances 2026, le gouvernement cherche à concilier maîtrise budgétaire et équité territoriale, tout en maintenant le déficit à 3 % du PIB. Dans cette optique, il privilégie la santé, l’éducation et la protection sociale, ce qui conduit à une réallocation partielle des dépenses au détriment de certains investissements jugés non essentiels. Ainsi, les budgets de la Justice reculent de 45 %, ceux de la Transition numérique et du Développement durable de 11,2 %, de l’Industrie de 8,6 % et de l’Emploi de 21,4 %, générant entre 1 et 1,5 milliard de DH d’économies.
Par ailleurs, afin de renforcer la décentralisation financière, l’exécutif prévoit d’affecter 10 % de la TVA et de l’impôt sur les sociétés aux régions, soit un transfert estimé entre 30 et 35 milliards de DH. Cette mesure ambitieuse vise à donner davantage d’autonomie budgétaire aux territoires tout en favorisant des externalités positives à moyen terme, notamment par la création d’écosystèmes économiques régionaux capables de stimuler l’investissement privé et l’emploi local.
Enfin, le bouclage budgétaire repose sur une combinaison de leviers économiques et financiers. La reconduction jusqu’en 2028 de la contribution sociale de solidarité, qui rapporte près de 6 milliards de dirhams par an, s’accompagne d’une amélioration du recouvrement fiscal, d’une réduction de la facture énergétique grâce à la baisse des cours internationaux et à la montée en puissance des énergies renouvelables, ainsi que d’un environnement macroéconomique favorable. La croissance est estimée à 5,5 %, l’inflation contenue sous 1,5 %, et la monnaie nationale continue d’afficher une robustesse et une résilience notables, soutenues par des réserves de change confortables et une politique monétaire et macroprudentielle rigoureuse. Dans ce contexte, l’investissement public progresse de 340 à 380 milliards de DH non pas par relâchement budgétaire, mais pour répondre aux exigences des grands chantiers liés à l’organisation de la Coupe du monde 2030.
Challenge : Existe-t-il d’autres pistes non explorées par le gouvernement ?
A.Y. : Oui, et elles passent d’abord par une nouvelle vision de la justice sociale et du capital humain. Les mesures de «chirurgie sociale» doivent reposer sur une approche politique audacieuse fondée sur la coopération entre institutions afin de répondre aux fractures sociales et économiques qui traversent le pays. Le Maroc compte aujourd’hui 1,8 million de jeunes NEET, soit 25 % des 15-24 ans, et un taux de chômage global de 13,1 %, qui atteint plus de 38 % chez les diplômés urbains. Cette situation révèle une rupture profonde entre l’école, l’université et le monde du travail, ainsi qu’une faiblesse persistante des compétences professionnelles, linguistiques, numériques et comportementales.
Les réformes éducatives successives n’ont pas encore permis d’opérer la rupture structurelle attendue. Le pays doit désormais bâtir un modèle fondé sur la connaissance, l’innovation et la méritocratie. Les expériences de Singapour, de la Corée du Sud ou du Vietnam montrent qu’un État peut devenir puissant sans ressources naturelles, à condition d’investir massivement dans l’éducation, la discipline institutionnelle et la recherche. Cette transformation ne peut être financée par la dette : elle suppose une réforme fiscale audacieuse et structurelle.
Réduire les 27 milliards de DH de niches fiscales, lutter contre les 30 milliards perdus chaque année en fraude et intégrer progressivement une économie informelle qui n’est pas seulement issue de l’économie populaire mais pèse au moins 30 % du PIB. En matière d’équité, il convient de rappeler que seulement 140 entreprises assurent 50 % des recettes de l’impôt sur les sociétés, de l’impôt sur le revenu et de la TVA, cette dernière représentant à elle seule près de 36 % des recettes fiscales. À l’inverse, des milliers d’entreprises patentées échappent encore à l’impôt. Une flat tax adaptée pourrait permettre d’élargir l’assiette fiscale, de limiter les abus d’optimisation et d’assurer une contribution en phase avec les besoins croissants de financement des politiques publiques régaliennes.
Ces ressources fiscales supplémentaires doivent financer des aides directes plutôt que des crédits d’impôt qui ne fonctionnent jamais. Cela permettra aux TPE et PME d’accueillir des apprentis et de bénéficier d’allocations versées par l’État pendant la période de formation. De même, les étudiants en licence devraient pouvoir préparer leur master en alternance, assorti d’une allocation publique. Comme le démontrait Gary Becker, l’éducation est le premier investissement productif d’un pays. Une identité heureuse ne doit pas se baser sur un bonheur emprunté. Rehausser l’indice de développement humain, aujourd’hui à seulement 0,698, passe par la valorisation du savoir, la connexion entre opportunité et compétence, et la transformation du capital humain en moteur de souveraineté et de compétitivité internationale du Maroc.
2025-11-05 11:11:32
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